Lumière 8

Tapie dans l’ombre d’un grand hôtel, Junai soufflait sur ses mains pour les réchauffer en guettant la porte vitrée du magasin situé de l’autre côté de la rue. La nuit était glacée et elle commençait à s’impatienter lorsqu’une jeune femme blonde en long manteau noir sortit enfin sur le trottoir. L’ange la laissa faire quelques mètres, puis traversa la rue et commença à la suivre à bonne distance.
Sa mission d’aujourd’hui n’était pas de tuer mais de protéger. À l’origine, c’était la mission première des Gardiens et c’était d’ailleurs de là que venait leur grade. Mais on avait rapidement découvert que pour protéger, il fallait souvent tuer et que, quitte à avoir ce pouvoir, autant l’utiliser sans s’encombrer d’un mortel à protéger. Néanmoins, certains individus considérés comme importants selon les critères de la Lumière bénéficiaient d’un Gardien attitré. Et Junai suivait Léna, la jeune femme blonde de dix ans son aînée, depuis quelques jours. Protéger un mortel était un peu comme partager des bribes de sa vie et l’ange ressentait une certaine gène à jouer les pisteurs. Elle préférait largement s’embusquer pour déloger des Vampires ou des loup-garous à passer pour une voyeuse. Mais les ordres étaient les ordres et on ne les discutait jamais.
Léna était menacée par un mage noir et Junai avait dû la suivre plusieurs nuits d’affilée. Elle se relayait à sa garde avec Enosh, ce qui leur permettait d’être toujours en pleine possession de leurs moyens en cas d’attaque. Fort heureusement, la présence d’un Gardien aux côtés d’un mortel était ressentie par les êtres des Ténèbres et suffisait souvent à les écarter de leurs cibles. Mais le mage qui traquait Léna semblait être assez téméraire pour passer outre ce genre de réticence. Enosh et Junai avaient donc été obligés de renforcer leur protection et de la pister jour et nuit, parfois ensemble.
Léna pénétra dans un restaurant. Son Gardien la regarda s’installer à une table, près de la vitre qui donnait sur la rue. Elle attendait visiblement quelqu’un. Se résignant à subir le froid, Junai s’appuya contre le mur, juste à côté de la vitre et laissa ses pensées suivre leur cours pour patienter. Malheureusement, une seule chose tournait et retournait dans sa tête.
Plus d’un mois avait passé depuis sa rencontre avec Adam, le Prince des Vampires, et jamais il n’y avait eu d’énigme plus obsessionnelle pour elle que les mystères qui tournaient autour de lui. Sa loyauté et son sens de l’honneur ne lui avaient pas permis de chercher à contourner les ordres de Raphaël pour pousser ses recherches sur lui. Elle ne cessait de tourner leur conversation dans tous les sens, en se répétant chacune de leurs répliques pour en trouver toutes les interprétations possibles. Les derniers mots d’Adam l’obsédaient. Elle n’en récupérait même plus bien. Elle n’avait osé demander directement à un Archange ce qu’il avait voulu dire par son évocation d’une raison unique à son éveil par Gabriel. Elle en avait touché un mot à Enosh, qui, comme toujours lorsqu’il sentait les ennuis, avait bien vite fui le sujet en lui intimant de se concentrer sur son boulot actuel.
Mais Junai n’y arrivait pas et ne parvenait pas à se concentrer totalement sur leur mission. Elle savait que c’était mettre la vie de sa protégée en danger, mais c’était tout à fait contre sa volonté. Elle aurait plus que volontiers laissé le prince des Vampires derrière elle et oublié tout ce qui la turlupinait. Mais elle savait que sa naissance et plus tard son éveil n’étaient pas habituels. Cela ne lui avait encore jamais posé de problème, du moment que ses frères lumineux l’acceptaient. Adam avait enfoncé le couteau dans la plaie, réveillant en elle le doute et un soupçon d’angoisse.
L’ange se tendit tout à coup : un jeune homme au sourire avenant venait de s’arrêter à la table de Léna. Elle ne l’avait encore jamais aperçu et il ne lui était pas connu comme faisant partie de l’entourage proche ou non de sa protégée. Mais, si celle-ci ne semblait visiblement pas le connaître non plus, elle lui fit signe de s’asseoir, tout sourire. Bien trop évident.
- Enosh, murmura Junai, son haleine fumant à cause du froid, Viens tout de suite.
Elle n’avait que peu ouvert son bouclier spirituel, mais le colmata aussitôt, de crainte que l’ennemi la repère. N’attendant pas son frère, elle pénétra dans le restaurant et s’assit au bar. Elle observa ses deux cibles du coin de l’œil. Le jeune homme était entouré d’une légère dépression, comme si sa silhouette était floutée. Invisible par les humains et très certainement par les anges du rang, elle était la preuve certaine qu’il n’était pas clair. Dans tous les sens du terme.
- Pourrais-tu éviter de te mêler de ce qui va suivre ?
Le souffle dans son cou fit sursauter Junai, qui se raidit, prête à attaquer. Cette voix. Sa voix.
Elle se retourna lentement vers lui, les yeux écarquillés par la tension.
- Tu peux faire ça pour moi, « Amour »… ?
Il se tenait devant elle. Magnifique de décontraction. Adam. La jeune fille mit deux battements de cœur à reprendre ses esprits.
- Et pourquoi je ferais ça pour toi, Prince ?, cracha-t-elle, à voix basse.
Il eût un sourire en coin.
- Pourquoi pas ?
- Tu te fous de moi ?!
Il plissa les yeux, sans que son sourire ne disparaisse, se faisant toutefois glacial.
- Oh… Mais… Tu ne voudrais tout de même pas contrarier Gabriel par ta mort, n’est-ce pas… ?
Elle tressaillit, prête à lui envoyer plus qu’une gifle.
- Tu ne me tueras pas aussi facilement…
- Crois-tu.
- Je la protégerai. Tes charmes ne fonctionnent pas avec moi.
Le brun rit doucement.
- Vraiment ?
Elle espéra alors vainement qu’il ne percevait pas la subtile accélération de son souffle.
- De toutes façons, il est déjà trop tard, murmura le Vampire.
Junai ne saisit pas tout de suite le sens de ses paroles. Il ne lui fallut pas plus d’une seconde pour comprendre et aussitôt la culpabilité l’assaillit alors qu’elle se tournait vers la table dont elle avait détourné son attention. Elle jura : elle avait été désertée. Elle balaya rapidement le restaurant du regard avant de se lever d’un bond et de se précipiter dehors, le souffle court. Elle ferma les yeux et entra en elle-même pour inspecter les environs. Rien, pas même la dépression.
- Ne cherche pas, « Amour ». Je suis là et tu ne peux plus rien faire.
Adam, sorti à sa suite, avait glissé la condamnation au creux de son oreille. Il était presque collé à son dos. S’il avait été vivant, elle aurait senti sa chaleur contre elle.
- Tu ne me retiendras pas…
- Je t’ai déjà acculée. Tu es faible, gamine.
Les derniers mots roulèrent en un rire amusé.
- Enflure…
Elle se retourna vers lui, les traits déformés par la colère.
- Je ne suis pas seule à être chargée d’elle ! Une armée est peut-être déjà à ses trousses ! Me retenir ici ou les cacher à ma vue n’y changera rien !
- Ton équipier a été retardé. Quel dommage, n’est-ce pas ?
Le cœur de l’ange se glaça.
- Qu’est-ce que tu lui as fait ?, articula-t-elle difficilement.
- Moi ? Rien du tout. Je ne l’ai même pas croisé.
- Que lui est-il arrivé ?!
Le sourire d’Adam réapparut.
- Il ne résistera pas au besoin d’empêcher un drame pour vos chers mortels.
- Comment peux-tu jouer ainsi avec la vie des gens ?!
- Je suis un Vampire, « Amour ». Et tu connais la dernière ? Les Vampires se nourrissent des mortels et combattent les anges.
- Alors combats-moi !
Le Prince s’esclaffa.
- Bien tenté.
- Je ne plaisante pas !
- Te tuer ne parviendra même pas à détourner mon attention. Alors briser la barrière qui entoure ta protégée…
Il se pencha vers elle. Elle n’avait jamais remarqué qu’il faisait une bonne tête de plus qu’elle. Son visage tout près du sien, les yeux rivés dans ses iris incendiaires, il chuchota, comme s’il lui confiait le plus beau secret du monde :
- C’est fini, Junai. Tu l’as perdue.
L’ange déglutit, la respiration courte et hachée. Un vertige la prit, accompagné d’une désagréable nausée. Elle se prit la tête dans les mains, recula de quelques pas et hurla de toutes ses forces :
- ENOOOOSH !
Le sourire d’Adam disparut et il fronça les sourcils alors qu’elle hurlait une nouvelle fois le nom de son ami. Les gens lui lançaient des regards de biais, la prenant certainement pour une folle. Elle hurla encore, les passants accélérèrent le pas.
- Mon frère…, finit par se contenter de souffler la jeune fille, la voix éraillée.
Le brun lui lança un regard perplexe.
- Espères-tu réellement qu’il vienne ?
- Et toi, crois-tu réellement que tu peux empêcher ma voix d’atteindre les lumineux ?
- Oh non, bien sûr que je ne le crois pas. Je le sais.
Junai se résigna soudain, épuisée.
- Que me veux-tu, à la fin ? Pourquoi viens-tu de te mêler de mes affaires ?
- C’est toi qui te mêles des miennes. Cesse d’être un Gardien et rejoins mes Ténèbres, je ne serais alors plus un soucis pour toi.
- Comment peux-tu seulement penser que cela tenterait un ange ?
- D’autres y sont passés, tu ne serais pas la première.
- Plutôt mourir.
- Si tel est ton vœu.
Il fondit sur elle et la saisit à la gorge pour la soulever à bout de bras. Elle s’empêcha de paniquer quand elle ne sentit plus le sol sous ses pieds.
- Serrer le poing me suffirait, Junai. Tu le sais.
- Alors… pourquoi… tu le fais… pas ?
Adam eût un soupir à fendre l’âme.
- Morte, tu n’es plus utile à personne…
- En quoi… te suis-je donc… utile ?
Elle commençait à asphyxier, ayant l’étrange sensation que ses pouvoirs sacrés l’avait quittée, la réduisant à l’état de simple humaine.
- Qui a dit que tu m’étais utile à moi ?
- De qui… parles-tu… alors ?
Des points noirs dansaient devant ses yeux. Le Vampire la considéra d’un œil indifférent, sans répondre. Puis, aussi soudainement qu’il l’avait attrapée, il la lâcha et elle retrouva brutalement la terre ferme.
- Ton frère n’est pas si insignifiant qu’il y paraissait, dit-il glacial.
Toussotant, la vue brouillée, Junai ne put que distinguer de magnifiques ailes blanches. La rue était vide et un silence pesant les entourait.
- Eloigne-toi d’elle, Vampire, gronda la voix d’Enosh.
La jeune fille sentait la fureur de son frère, presque palpable.
- Je te salue également, Gardien, fit Adam, monocorde, Aurais-tu l’obligeance de rentrer ta ramure, tu m’éblouis… ?
Le corps d’Enosh trembla et ce fut plus que Junai ne put en supporter.
La puissance qui suintait de sa colère l’oppressait, semblant la plaquer au sol. Elle dut se recroqueviller sur elle-même, la tête entre les bras. Ce qu’elle ne s’expliquait d’ailleurs pas. Elle tenait tête à Enosh d’ordinaire. Adam l’avait-il donc vidée de ses forces en la touchant ? L’air se chargea brutalement d’électricité et elle hurla. Elle avait mal. L’énergie sacrée de son frère la brûlait. Elle n’y comprenait plus rien. Elle aurait du la rasséréner, la réchauffer, pas la transpercer. Était-il en train de toucher sa propre combustion ? Impossible, seuls les Archanges en avaient le droit. Mais l’énergie qu’il déployait semblait illimitée. Elle ne comprenait plus rien et elle avait peur.
Mais lorsqu’elle ouvrit les yeux, les vagues de douleur apaisées, son corps ne la protégea plus du spectacle que lui offrait la rue déserte. Ses yeux se remplirent de larmes et elle trembla de tous ses membres, la panique finissant par la gagner. Ses yeux ne pouvait se détourner, trop grand ouverts sur ce qu’avait laissé Adam avant de disparaître.
Un Gardien, son frère, les deux ailes brisées, écartelé sur les pavés, son sang répandu jusque sur les murs du restaurant.